édito.s


Été 2020

BASTIA, CITÀ APERTA / VILLE OUVERTE

Ou LE TITANIC FERA NAUFRAGE

UNE FOIS ENCORE, LE MONDE A ÉTÉ MIS A TERRE ET CE N’EST PAS NOUS QUI L’AVONS CASSÉ. Confinés, infantilisés, terrorisés – spectatrices et spectateurs passifs, anéantis – nous avons continué, comme depuis longtemps, à prendre bien sagement des coups sans pouvoir les rendre. Une putain de raclée qui nous pendait au nez, celle-là, depuis trois ans, après celles prises avec les gilets jaunes et dans les manifs pour nos retraites.

La peur, qui n’est décidément pas une vision du monde, y est pour beaucoup.

Les peurs – menaces, risques, angoisses et terreurs – dont nous sommes cernés, traversés et occupés depuis disons près de quarante ans. Nous confiner n’a donc été qu’une nouvelle étape d’apeurement individuel et collectif. Enfermés ensemble et séparés, à attendre ce que les pouvoirs nous réservent et à parler dans le vide. On en sort dit-on. Jusqu’à la prochaine fin du monde. Celles prévisibles et prévues par le réchauffement planétaire – 2050 et 2100 – et celles imprévisibles. Toutes bien engagées depuis un bail selon les rapports les plus pointus et les plus sérieux. On a du mal à voir où ça a commencé – le commencement de la fin se fait toujours discrètement – mais on sait pertinemment où ça va et on y va. Presque joyeusement, avec l’été depuis deux semaines. Pas d’icebergs en vue et quand bien même – We are to go down like gentlemen. M. le Malade chevauche le tigre. Les chefs d’orchestres élèvent leurs baguettes. Les roadies rallument les amplis. Venez voir les comédiens, voir les musiciens, voir les magiciens qui arrivent. Bon, nous – le théâtre du commun à Bastia – on a bien essayé trois quatre fois, depuis mars, de prendre notre élan. Pour faire un peu comme tout le monde, un peu comme si. Et puis, on a préféré ne pas. Nous sommes de celles et ceux qui pensent que le théâtre, c’est du temps, de l’espace, du travail, de la présence en vrai (et si possible, un peu de talent). L’épreuve de l’enfermement ne nous a été en rien profitable. L’humiliation subie, presque définitive. Au même moment, dans un désert d’Arabie Saoudite, des dizaines de milliers d’ouvriers asiatiques privés de tout (droits sociaux, du travail, d’amis, de femmes, d’enfants, de famille de leurs passeports… etc.) ont continué à construire pour le prince héritier une ville nouvelle deux cent cinquante fois plus étendue que Paris. Budget : « environ » cinq-cents milliards de dollars. Pareil au Qatar. Pour la construction de stades climatisés. Rebelote à Bahreïn. Pour y créer des stations de ski en plein désert… etc. etc. Il ne s’est peut-être en réalité rien passé. Tout ce nouvel état de chaos n’aura été qu’une sorte de nouveau spectacle planétaire (qui passait toute la journée à la télé, sans relâche le lundi), un mauvais présage, une hallucination. OUI, LE TITANIC A FAIT, FAIT ET FERA NAUFRAGE AUSSI LONGTEMPS QUE NOUS JOUERONS AVEC. ET C’EST A PARTIR DE CE NAUFRAGE – et des méditations sur tous les naufrages individuels et collectifs, réels et symboliques – CONTÉ ET QUESTIONNÉ par JOSEPH CONRAD et HANS MAGNUS ENZENSBERGER QUE L’ON VA OUVRIR NOTRE CYCLE DE LECTURES EN PLEIN AIR – BASTIA, CITÀ APERTA / VILLE OUVERTE, pour ESSAYER DE SE RETROUVER, DE (SE) REPRENDRE, DE SE REMETTRE À LIRE, À DIRE, À S’ETONNER, À JOUER ET À ESSAYER DE PENSER CE QUI NOUS ARRIVE ET À CE QUI POURRAIT DONNER FORME ET FORCE À UN NOUVEL ESPOIR.

N.C.

2012/2013

C’est un soir de novembre 1998 dans une petite ville normande après la première d’un spectacle monté avec le désir toujours entier, toujours compliqué, de cinq camarades, deux caisses en bois, trois fripes et un tas de sable noir.
Restaurant rose et beige, rillettes de thon ou velouté de potiron, rosbeef ou raie au beurre, camembert rôti ou un truc au chocolat, vin à volonté. Pour la route, deux doigts d’un vieil élixir de santé local aux épices orientales et aux plantes salées des falaises toutes proches. Les quelques silhouettes de spectateurs aperçues tout à l’heure dans les travées vides de la salle se sont dispersées dans la nuit humide et froide. On essaie de ne pas se laisser trop aller. Un ami dit – À chaque jour suffit sa peine. On se souvient du vers d’un ami de l’ami – « C’est la saison des douleurs comme c’est la saison des pivoines ». Words, words, words… Bref, on broie du gris. Une fille (me) dit – Internet, c’est bien. Un garçon ajoute – Oui, c’est vrai, il faut s’y mettre. Près de quinze ans plus tard, donc, on s’y met. Parce qu’en plus, qu’est-ce qu’on n’a pas entendu depuis tout ce temps – Ah, j’ai cherché des infos sur vous, c’est compliqué, tout est éparpillé sur plusieurs sites. Il vous en faudrait un, un site à vous.

Le voici.
Pas à moi mais qui parle un peu de mon travail, des compagnons de route, de ce qu’on a fait, de ce qu’on fait, de ce que l’on a envie de faire… enfin qui parle, non pas vraiment. Qui informe plutôt. Parler c’est autre chose. D’où ce désir, cette tentative de vous y introduire par cet éditorial. Ne perdons pas trop de temps à réfléchir à cet étrange exercice – rédiger un « édito » – et entrons dans le vif du sujet.

Voici le site du Théâtre du Commun.
Il n’est pas tout à fait terminé mais ça y est, c’est ouvert, vous pouvez y entrer.
Manquent des archives, des dossiers de presse, des photos, des vidéos… et probablement deux trois choses que tout le monde met d’emblée sur un site et dont nous allons remarquer un jour que ça manque. Mais on ouvre quand même car on tient à faire savoir ce que nous faisons MAINTENANT (« Maintenant », un mot qui fait peur au personnage principal du dernier roman de Leslie Kaplan, Millefeuille (1). Leslie Kaplan, c’est un des écrivains les plus importants d’aujourd’hui. Lisez Millefeuille. Vous découvrirez à quoi peut bien ressembler le portrait d’un homme criblé de mots et de trous à la façon dont d’anciennes statuettes d’Afrique sont criblées de clous).

Ce qu’on fait maintenant, c’est dans calendrier et dans sur la route. Mais ce qui n’y est pas, c’est tout ce que l’on doit faire d’autre pour pouvoir faire quelque chose maintenant  – primo : chercher de l’argent. C’est-à-dire rencontrer des gens qui en disposent pour nous en donner parce que ce qu’on bricole leur semblera faire sens de quelque chose de pas très clair mais de relativement solide et excitant. – L’argent, l’argent, l’argent !!! – criait un acteur (Olivier Bonnefoy) dans un des plus beaux spectacles de la fin du siècle dernier : Les Mutilés d’après Hermann Ungar, mis en scène par Marc François (2), un des plus grands artistes de théâtre d’alors. Des spectacles et des artistes de cette trempe, on n’en voit plus beaucoup. C’est comme John Wayne. Tiens, puisqu’on en est à évoquer les morts, il y a (tout) le cinéma de Joao Cesar Monteiro à voir et à re-voir. Un de ses films justement : Le bassin de John Wayne.

Bon, les morts au théâtre, ils sont tout le temps là. Comme dans la vie
Par des livres, des films, des tableaux, des musiques… Et nous, on pense avec ces œuvres, on pense ce qui nous arrive, on essaie de comprendre ce qui se passe, ce qui pourrait arriver. « Cet avec signe une forme particulière de pensée qui tient compte de la rencontre, d’une rencontre entre un sujet et une œuvre, à un moment donné de la vie de ce sujet et de cette œuvre ». (L.K. encore).

On est d’accord.
Bon, les vivants aussi, il y en a beaucoup qui nous parlent (la preuve) et auxquels on tente de parler (la preuve). Avec l’outil que j’ai entre les mains par exemple. Ce n’est pas encore « une maison à moi, un théâtre à moi (…) où produire scientifiquement des scandales » (Brecht). Mais enfin, c’est un outil, on est vraiment nombreux à l’utiliser et avec un peu de chance, ça nous rapportera peut-être des rencontres et, pourquoi pas, des dollars.

Bien, on est aussi assez régulièrement en scène et c’est quand même là qu’il faut que ça se passe. Parce que quoiqu’il arrive, depuis qu’on a découvert ça, le théâtre, même si on venait à manquer d’à peu près tout (sauf du désir de jouer) il nous sera toujours possible d’en faire.

Alors, qu’est-ce qu’on cherche à faire au juste avec le Théâtre du commun ?
Je cherche – nous cherchons à inventer des projets de théâtre que l’on voudrait voir au théâtre. Des spectacles qui ne soient pas banals (dont on ne connaît pas le résultat au bout d’une semaine de répétitions) et qui parlent « aux femmes et aux hommes de notre temps » (Wallace Stevens).

N.C. 1er septembre 013
(1) Editions P.O.L. – Paris 2012
(2) Marc François (1960-2006)
« Sa disparition, à 46 ans, laisse un vide au sein de toute une génération d’hommes et de femmes engagés dans une aventure théâtrale semée de joies intenses mais aussi de difficultés qui, parfois, peuvent sembler insurmontables »
Déclaration du Ministère de la Culture, 11 septembre 2006


2013/2014

Les patates à l’eau 
En juin 1995, lors de la présentation de saison 95/96 du Théâtre de Gennevilliers où nous présentions notre première production (1), Bernard Sobel nous avait lu son « édito » – LES PATATES À L’EAU. On était pourtant au cœur de la seconde période des Rois fainéants (1983-2007) mais ça sentait déjà la fin des beaux jours et le début d’une époque dont on peut dire aujourd’hui qu’on s’en faisait vraiment une idée très vague. Alors vingt ans plus tard – vingt ans de recherche, de travaux et de jours plus ou moins heureux – que dire ? Eh bien pour commencer, que ce titre – Les patates à l’eau – me revient tout le temps à l’esprit depuis un an ici à Ajaccio. Depuis que pour des raisons qui demeurent pour l’instant assez mystérieuses (malgré tout ce qu’on peut en entendre), la Collectivité Territoriale de Corse, un de nos principaux partenaires, ne fonctionne plus très bien. Coupes sombres et sauvages, délais de paiement interminables et on passe une très grande partie de notre temps à maintenir à flots notre petite entreprise – le Théâtre du Commun. Bon, pour continuer dans la métaphore maritime, disons qu’on a un mât cassé et tout en essayant de le réparer, on déploie de la voilure ailleurs. Marseille, Paris, Colombes, Olmi Cappella, Lunel… et Ajaccio, encore et toujours, bien sûr, où Marie-Jeanne Nicoli tient, elle, ses engagements.
Une saison de « patates à l’eau »  donc, qu’est-ce que ça pourrait bien être ? Ça pourrait s’évoquer en une histoire (vraie) comme celle-ci : un jour, un ami comédien se trouvait très mal en point dans un autobus parisien après s’être fait arracher deux dents de sagesse. Monte à bord un des plus grands artistes de théâtre de notre temps, Jean-Marie Patte, qui connaît mon ami, s’inquiète de son état et après l’avoir écouté lui dit – Prenez-le comme une grâce.

N.C.
(1) Le pont de Brooklyn de Leslie Kaplan

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